Les Formicidae ou fourmis : un modle de vie sociale

 

Les fourmis compensent le nombre relativement rŽduit de leurs espces (environ 12 000 ˆ comparer ˆ 950 000 dĠinsectes dŽcrits) par lĠimportance de leurs populations car toutes les espces de cette famille sont sociales. On estime quĠˆ tout moment, il existe sur Terre depuis dĠArctique jusquĠˆ la Terre de feu 1 million ˆ 10 millions de milliards dĠindividus reprŽsentant environ la moitiŽ de la biomasse de lĠentomofaune et 15 ˆ 20 % de toute la biomasse animale terrestre.

Les Formicidae sont des HymŽnoptres qui possdent un pŽtiole prenant la forme dĠune Žcaille plus ou moins inclinŽe ou de deux nÏuds. Ce sont des caractres importants pour diffŽrencier les 20 sous-familles actuelles dont les plus importantes se rencontrent en France : Ponerinae,  mais surtout Formicinae, Myrmicinae et Dolichoderinae. Certaines possdent un aiguillon venimeux vulnŽrant (Ponerinae, Myrmicinae) alors que dĠautres en sont dŽpourvus (Formicinae, Dolichoderinae) ce qui ne les empche pas de projeter leur venin par le cloaque. Les fourmis possdent aussi des glandes spŽcifiques ; glandes mŽtapleurales situŽes sur le troisime tergite du thorax et glandes postpharyngiennes logŽes dans la tte. Leur tube digestif possde souvent un jabot social qui permet de stocker la nourriture liquide pour la distribuer plus tard aux compagnes du nid au cours dĠune rŽgurgitation sollicitŽe qui sĠeffectue bouche-ˆ-bouche et porte le nom de trophallaxie.

Les fourmis forment des sociŽtŽs matriarcales marquŽes par une division du travail toujours prŽsente au moins au niveau de la reproduction. On trouvera donc en permanence des femelles  formant deux castes. Celle des femelles reproductrices ou reines et celle des  femelles stŽriles ou ouvrires.  Les m‰les ne sont prŽsents quĠŽpisodiquement au moment de la reproduction. Ils nĠont aucun r™le social : ce sont de simples transporteurs et passeurs de spermatozo•des qui disparaissent sit™t leur fonction accomplie.

Les ouvrires dont le nombre varie de 3 ou 4 ˆ plusieurs millions par nid en fonction des espces accomplissent des t‰ches particulires selon deux grandes modalitŽs. Chez certaines espces, la morphologie des individus dĠun mme nid varie considŽrablement et se dŽcline en sous-castes dĠindividus minors, mŽdias ou majors.  On observe alors une division du travail qui est fonction de la sous-caste. Les ouvrires minors sĠoccupent des t‰ches intŽrieures au nid : soins aux immatures, en particulier le nourrissage des larves. Elles lchent et alimentent aussi la ou les reines. Les ouvrires mŽdias sont chargŽes de la rŽcolte alimentaire et de lĠentretien du nid. Quant aux ouvrires majors, leur grande taille les prŽdispose ˆ la dŽfense de la sociŽtŽ. Certaines dont la tte et les mandibules ont une dimension impressionnante mŽritent le nom de soldats.   Le maximum de complexitŽ se rencontre peut-tre chez les fourmis champignonnistes o lĠon a pu identifier 29 t‰ches diffŽrentes. La spŽcialisation la plus singulire Žchoie ˆ des ouvrires mŽdias en fin de vie. Elles grent le traitement des ordures du nid dans des chambres spŽciales dont elles ne sortiront plus, Žvitant par lˆ de propager les bactŽries pathognes qui abondent dans ce milieu souillŽ.

Chez dĠautres espces, les ouvrires ont une morphologie identique. La division du travail repose alors sur lĠ‰ge des individus. Les plus jeunes se consacrent aux t‰ches domestiques et stationnent au cÏur du nid nourrissant larves et reines. En prenant de lĠ‰ge, ils suivent un dŽplacement centrifuge et se rapprochent des sorties. Ils deviennent alors des gardiens ou des gestionnaires de lĠentretien du nid. Ce nĠest quĠen fin de vie quĠils accdent ˆ des fonctions de fourrageuses et vont ˆ la recherche de la nourriture.

La gŽnŽtique nĠest pas absente de la division du travail. Quand la reine est fŽcondŽe par plusieurs m‰les, un ŽvŽnement plut™t rare, les ouvrires sont des demi-sÏurs. Ces lignŽes de demi-sÏurs peuvent alors exŽcuter prŽfŽrentiellement certaines t‰ches.

Reines et ouvrires rŽsultent du dŽveloppement de larves prŽsentant le mme gŽnome et issues dĠÏufs fŽcondŽs Žmis par la reine. Les m‰les pour leur part proviennent dĠÏufs non fŽcondŽs. Cette parthŽnogense arrhŽnotoque fait que les m‰les nĠont pas de pre. CĠest donc la reine qui en dŽlivrant ou non un spermatozo•de lors de la ponte de lĠovule est responsable du sexe de la larve. Mais ce sont les ouvrires nourrices qui seront responsables de la caste de la larve femelle. LĠoctroi dĠune plus ou moins grande quantitŽ dĠaliments ˆ une larve femelle rŽgule la production dĠhormones spŽcifiques du dŽveloppement des insectes (hormone juvŽnile en particulier). En retour, ces hormones Ç allumeront È ou Ç Žteindront È les gnes responsables de la formation des organes particuliers aux reines : ailes, ovaires et spermathque destinŽe ˆ stocker les spermatozo•des aprs lĠaccouplement.

La fondation des nouvelles sociŽtŽs passe souvent par lĠexistence dĠun vol nuptial. M‰les et femelles ailŽs quittent leur nid de naissance et sĠaccouplent dans les airs ou au sol. ImmŽdiatement aprs lĠaccouplement, la jeune reine perd ses ailes et sĠenferme dans une chambre souterraine. Elle Žlve elle-mme la premire gŽnŽration dĠouvrires en nourrissant les larves avec des sŽcrŽtions rŽsultant de lĠhistolyse des muscles du vol devenus inutiles et aussi de lipides accumulŽs dans son nid de naissance.  Les jeunes ouvrires prendront rapidement le relais du nourrissage des larves et la reine se consacrera ds lors ˆ plein temps ˆ sa fonction reproductrice. Ë cette fondation indŽpendante sĠoppose tout aussi souvent une fondation dŽpendante. Les reines sĠaccouplent alors dans le nid de naissance dans lequel elles demeurent. Leurs Ïufs seront pris en charge par les ouvrires du nid si bien que la reine est dŽchargŽe de toute fonction de nourrissage. Plus tard, des ouvrires et une ou plusieurs reines sĠŽloigneront ˆ pied du nid-mre pour initier un nouveau nid-fille. Si la fondation indŽpendante permet la colonisation ˆ longue distance par le biais du vol nuptial, la fondation indŽpendante permet dĠaugmenter la densitŽ des nids sur une surface donnŽe.  

La vie en sociŽtŽ implique une coopŽration entre les individus dĠune mme sociŽtŽ qui est une marque de vie sociale. Le rapatriement de grosses proies qui engage les efforts de plusieurs ouvrires fourrageuses est un bon exemple de cette coopŽration comme la construction des nids des fourmis tisserandes. Ces fourmis arboricoles Ç cousent È ensemble plusieurs feuilles ˆ lĠaide de la soie fournie par les larves parvenues au terme de leur dŽveloppement. Le rapprochement des feuilles nŽcessite la mise en place de cha”nes dĠouvrires tirant toutes dans le mme sens, autre exemple de coopŽration sophistiquŽe.

La coopŽration nŽcessite la circulation dĠinformations entre les individus. Ces informations sont le plus souvent de nature chimique. Les fourmis possdent un grand nombre de glandes logŽes surtout dans lĠabdomen et la tte (glande ˆ poison, de Dufour, de Pavan, glandes mandibulaires, postpharyngiennesÉ) qui en font de vŽritables usines chimiques sur six pattes.  La reine Žmet des messages ˆ lĠintention de ses ouvrires qui signalent sa fonction de reproductrice. Les phŽromones des ouvrires sont particulirement importantes dans trois domaines. Elles sont utilisŽes lors du recrutement alimentaire pour baliser une piste chimique entre le nid et la source de nourriture. Ces phŽromones dites de piste informent les compagnes ˆ la fois sur la qualitŽ (matires sucrŽes, proies animalesÉ) et la quantitŽ de la provende. Chez la fourmi du pharaon, on conna”t une phŽromone de piste ˆ longue durŽe dĠaction qui permet de dessiner un rŽseau de pistes qui est parcouru chaque jour. Une deuxime phŽromone est plus volatile, mais attire un plus grand nombre dĠouvrires sur la piste. Enfin une troisime substance dŽposŽe aux croisements fait office de sens interdits informant les ouvrires quĠil nĠy a aucune nourriture sur la route ainsi signalŽe. Quant aux fourmis dont le fourragement est solitaire, elles utilisent la boussole solaire ou apprennent des repres topographiques afin de retrouver leur nid.

Les messages chimiques informent aussi les ouvrires dĠun danger particulier. CĠest ainsi que chez  les fourmis tisserandes, les glandes mandibulaires Žmettent une trentaine de substances qui ont chacune un r™le particulier. Certaines attirent des combattantes vers une zone de conflit. DĠautres dirigent ces dernires vers lĠintrus qui a pŽnŽtrŽ sur le territoire de la sociŽtŽ. Enfin les dernires, dŽposŽes sur la fourmi Žtrangre amnent les combattantes ˆ mordre et ˆ dŽposer du venin sur le perturbateur. Ces fourmis guerrires sont des individus spŽcialisŽs qui logent dans des nids-casernes aux frontires du territoire. Ce sont des individus ˆ la fois de grande taille et ‰gŽs. ƒtant en fin de vie, leur mort au cours des combats est sans dommages pour la sociŽtŽ.

Une troisime fonction est dŽvolue aux phŽromones. Elles signent chimiquement lĠappartenance ˆ une sociŽtŽ. En effet, la cuticule des fourmis porte des hydrocarbures diffŽrents, qualitativement ou quantitativement non seulement dĠune espce ˆ lĠautre, mais aussi entre fourmilires appartenant ˆ la mme espce. Ce label chimique, sorte de passeport odorant, permet la reconnaissance coloniale gr‰ce aux attouchements antennaires quĠŽchangent les individus au cours dĠune rencontre. Chez les espces les plus territoriales, en particulier les espces ne possŽdant quĠune seule reine par nid (espces monogynes), la sociŽtŽ est totalement fermŽe aux Žtrangers. DŽtectŽs par leurs phŽromones de reconnaissance diffŽrentes, ils sont combattus et rejetŽs. Les hydrocarbures sont synthŽtisŽs par les ouvrires et/ou la reine. StockŽs dans la glande postpharyngienne, ils sont ŽchangŽs au cours de trophallaxies et lŽchages corporels entre partenaires dĠun mme nid dŽterminant une odeur moyenne qui varie au cours du temps mais qui est apprise en permanence par chaque compagne du nid. 

La longue vie des fourmis (les fossiles les plus anciens sont ‰gŽs de 100 millions dĠannŽes) a permis ˆ lĠŽvolution dĠagir afin de permettre des adaptations et des associations spectaculaires. Dans les habitats septentrionaux, il est aisŽ dĠobserver la symbiose pucerons—fourmis. Les homoptres offrent aux hymŽnoptres des excrŽtas sucrŽs rŽsultant de lĠexcs de sve prŽlevŽe par les stylets piqueurs. En Žchange, les fourmis Žloignent par leurs va-et-vient les prŽdateurs des pucerons. Si la symbiose peut mobiliser deux insectes, elle peut aussi impliquer un insecte et un vŽgŽtal. CĠest le cas de nombreux Ç arbres ˆ fourmis È tropicaux qui offrent des logements (des branches creuses) et de la nourriture (des corps nourriciers) spŽcialement produits ˆ lĠintention des fourmis. En Žchange, les fourmis chassent les insectes phytophages et mme parfois Žloignent gr‰ce ˆ leur aiguillon des mammifres consommateurs de feuillage. Mais la symbiose la plus spectaculaire unit les fourmis Ç coupeuses de feuilles È dĠAmŽrique tropicale ˆ des champignons. Incapables dĠassimiler la cellulose des vŽgŽtaux, ces fourmis Ç cultivent È dans un jardin ˆ champignon un mycte symbiote qui effectue le travail de dŽpolymŽrisation pour elles. Assumant toutes les t‰ches dĠun agriculteur, les fourmis repiquent le mycŽlium, assurent sa croissance en lui apportant des engrais fŽcaux et procdent ˆ la cueillette de fructifications consommables. La protection contre diffŽrents pathognes est rŽalisŽe par la production par la fourmi dĠantibiotiques et dĠantifongiques ŽlaborŽs par la glande mŽtapleurale et une bactŽrie filamenteuse associŽe.  Quant au champignon, il Žconomise de lĠŽnergie en ne produisant plus dĠŽlŽments sexuŽs : spores et chapeau. Sa dissŽmination est assurŽe lors du vol nuptial par la reine ailŽe qui emporte un fragment de mycŽlium qui sera ˆ lĠorigine dĠun nouveau jardin ˆ champignon.

On pourrait multiplier les exemples de comportements singuliers : les fourmis tisserandes unissent par un tissu de soie les feuilles des arbres afin dĠinstaller leur nid dans les cavitŽs crŽes.  La soie est produite par les larves du dernier stade que les ouvrires tenant serrŽes entre leurs mandibules transportent dĠun bord de feuille ˆ lĠautre. On conna”t aussi des fourmis esclavagistes qui asservissent une espce voisine. Les ouvrires qui naissent des cocons volŽs au cours de raids de pillage soigneront les larves de lĠespce esclavagiste.

Si les fourmis sont des insectes utiles par leurs activitŽs de bioturbation (elles remontent dans la couche arable les minŽraux nŽcessaires ˆ la croissance des vŽgŽtaux) par leur fonction hygiŽniste (elles consomment 90 % des cadavres des petits insectes) ou par la production encore inexploitŽe dĠantibiotiques et dĠantifongiques,  elles peuvent aussi crŽer de sŽrieux dŽsagrŽments. Une dizaine dĠespces envahissantes sont un danger certain pour la biodiversitŽ, dĠautres piquent cruellement et les fourmis coupeuses de feuilles causent de lourdes pertes aux cultures des tropiques du Nouveau Monde.